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Où sont les intellectuels ?

Aujourd’hui l’Afrique a mal à ses intellectuels. Ceux qui sont censés éclairer les autres des ténèbres ont jeté leur responsabilité pour satisfaire leurs intérêts égoïstes. A ce titre nous vous proposons cet éditorial de Béchir Ben Yahmed

 

 

Dans ce numéro de Jeune Afrique, nous attirons l’attention sur la situation des réfugiés : un million d’Africains déplacés de leur pays, les uns par l’indépendance, les autres par le colonialisme. Mais en Afrique, il n’y a pas que ces aliénés là ; il y a les intellectuels. Sur le plan matériel, les intellectuels africains n’ont pas à se plaindre. Bien au contraire. Quelques centaines sont en prison ou mis à l’écart de la vie publique. Quelques centaines sont exilées et ont trouvés leur voie dans la diplomatie, les organisations internationales ou l’entreprise privée étrangère. Quelques centaines ont choisi de ne pas rentrer dans leur pays à la fin de leurs études supérieures dans les universités européennes ou américaines. Mais la grande majorité, soit plusieurs dizaines de milliers, font carrière dans leurs pays. Ils occupent des postes clés, gagnent très bien leur vie, disposent d’un confort matériel et de possibilités exceptionnelles. Dans des pays pauvres, sous-développés et où le revenu moyen annuel est de l’ordre de 100 dollars par an, eux et eux seuls gagnent en moyennes dix mille dollars par an.

A ce prix, bon gré, ils ont renoncé à leur rôle d’intellectuels. Ils n’ont plus d’opinion sur la politique générale et le destin de leurs pays. Ou bien, s’ils en ont, ils se sont résignés à ne plus l’exprimer. Les régimes changent, le militaire succédant au civil ; les coups d’Etat éclatent et se renouvellent, les intellectuels approuvent à haute voix ou par le silence ; des dirigeants se dédisent, se contredisent, passent d’une voie à une autre. Les intellectuels sourient (peut-être), mais ne disent rien. Ici, on viole la constitution et les droits de la personne humaine ; là-bas, il y a une guerre civile et des massacres, ailleurs, il y a une agression. Nulle part, les intellectuels ne bougent. Poser des questions et s’en poser, remuer des idées et les défendre, contester, protester, dire « non » quand le « oui » n’est plus possible, démissionner lorsqu’il n’y a plus rien d’autre à faire… tout cela, est le lot - et la mission – des intellectuels depuis qu’il en existe, est devenu aussi étranger aux intellectuels africains que le soleil aux profondeurs de la mer.

Phénomène grave s’il en fut et qui permet à n’importe quel dirigeant de faire n’importe quoi et d’envisager n’importe quel retournement, à tout officier disposant de quelques hommes et quelques cartouches de s’emparer du pouvoir avec la certitude de ne se heurter à aucune opposition.

Domestiquer les intellectuels a été, pour les dirigeants politiques de l’Afrique, une préoccupation constante. Ils y ont trop bien réussi, et ceux d’entre eux qui ont été renversés sans que les intellectuels bougent, perçoivent aujourd’hui, en exil ou en prison, que c’était une erreur. Peut-on espérer de ceux qui sont encore au pouvoir qu’ils méditent cette erreur  et admettent avant qu’il ne soit trop tard, que la contestation est plus utile au pouvoir que la police ? Quant aux intellectuels eux-mêmes, nous savons bien qu’ils ne se sentent pas à l’aise dans leur peau ; que certains s’abrutissent dans le travail pour ne pas penser, que d’autres estiment que leur indifférence – ou le départ en exil – sont encore la mauvaise manière de rester fidèles à eux-mêmes. La moins mauvaise ; peut-être. Mais n’est-il pas temps de se ressaisir pour rechercher, individuellement et collectivement, la seule manière d’être intellectuel ?

 

Béchir Ben Yahmed, éditorial Jeune Afrique n°1967




29/12/2012
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